[Besançon] Chronique d’un gilet jaune ordinaire


Doubs

Kevin était un gilet jaune de Besançon, aussi modeste que ses compères d’infortune. Si il a toujours été un révolté, il a spontanément rejoint le mouvement un certain 17 novembre 2018. Et à l’instar d’une majorité de participants, il est venu exprimer son ras-le-bol contre la vie chère.

Mais lors de l’acte 14 survenu le samedi 16 février 2019, sa vie bascule lourdement. Il n’aura certes pas le malheur de perdre une main ou un œil, ni d’être incarcéré. Mais durant cet épisode, il s’est retrouvé mêlé au saccage d’un radar automatique. Passant par là, un « journaliste » le filme en catimini et balance la scène telle-quelle. Identifiable, le jeune homme est rapidement interpellé. Pour le seul coup porté à l’appareil, il devra régler solidairement près de 30 000 euros de dommages. Une mise à mort économique et sociale. Récit.

Au pays de Proudhon, les anarchistes sont maîtres.

Je rencontre Kevin en décembre dernier dans le centre historique, lui proposant un petit bar sans tapage afin d’être plus à l’aise. L’après-midi est bien avancée, l’obscurité et la fraîcheur sont déjà de rigueur en cette saison. Il laisse échapper quelques crispations, qui ne sont pas dues aux températures mais aux confidences qui l’attendent. Je connaissais déjà vaguement le jeune homme avant l’entrevue, pour l’avoir parfois croisé sur le pavé. Bonjour, comment vas-tu, à bientôt camarade, rien de très soutenu. Mais suffisamment pour avoir remarqué son attrait pour la poésie, et bien sur sa sensibilité aux principes anarchistes. Besançon, ville de Proudhon et de Lip, pour ne citer que ces marqueurs, ne manque jamais d’âmes qui se réclament de leurs héritages.

Le libertaire ne prétends pas bouleverser la donne, simplement mettre sa pierre à l’édifice. À son échelle et à son rythme. C’est donc, à l’instar d’autres révoltés « du milieu » eux aussi investis depuis plusieurs années, qu’il adhère au mouvement des « gilets jaunes. » Composition, principes, intensité, durée, impact, pour lui cette explosion sociale est à la fois inédite et salutaire. Il loue par exemple l’absence de mainmise de chefaillons, d’interventions de corps intermédiaires, et plus globalement de chaîne de commandement, en bref les balbutiements d’une démocratie directe qui collent parfaitement à ses idéaux. L’élargissement des revendications à des préoccupations « traditionnelles » incluant les salaires ou l’inflation, le pousse à rejoindre les fameux chasubles.

C’est ainsi que le samedi 16 février 2019, il se trouve au cœur de l’acte 14. Le contexte est explosif dans la capitale comtoise, popularité et radicalité convergeant à des desseins aux issues aussi belliqueuses qu’incertaines. Ils sont cette fois un millier à être partis de la place de la Révolution, prenant la rue de Dole en direction du parc Châteaufarine. Près de huit kilomètres d’un périple risqué, avec l’une des artères les plus fréquentées et le premier centre commercial de Franche-Comté comme cibles. Le dynamitage de la Préfecture aurait sans doutes été moins rude pour son locataire de l’époque, le haut-fonctionnaire Joël Mathurin. Comme espéré ou crains c’est selon, au retour la journée s’est muée en un véritable champs de bataille avec les « gardiens de la Paix. »

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Aperçu du cortège, au cœur du quartier de Planoise

Rue de Dole, une victime emblématique des « taxes indirectes. »

Mais c’est un « petit incident » préalable qui va ici aiguiser la plume de cette narration. Alors que le défilé passe par le quartier de Planoise et ses 20 000 habitants, la trajectoire finale demeure précaire. Il est 17h15, et c’est finalement la D673 qui sert de relais à la rue du Luxembourg. Pas moins de 100 000 véhicules quotidiennement bordés par les HLM, qui accompagnent donc aussi les forçats du slogan. Sur le bas-côté à proximité d’une station-essence, un élément du « bien public » – selon la terminologie prescrite – est atteint à 17h25. Il s’agit d’un radar automatique de troisième génération, celui-ci étant connu comme l’un des plus rentables du département. Une pinata inespérée pour les plus téméraires, remontés contre toutes formes « d’impôts et de taxes détournés. »

Plusieurs individus se chargent alors de l’appareil, qui essuie une dizaine de coups de pied et de poing. Quelques chocs sur l’armoire métallique, la vitre de façade à terre, et d’autres dommages légers sur la machinerie plus tard, la troupe reprends son chemin. Kevin explique alors son rôle. Il raconte avoir voulu porter symboliquement atteinte à cet emblème, dans une sorte de démonstration publique déterminée mais potache. Il dit avoir d’abord tenté de secouer le totem, mais n’y parvenant pas c’est par une unique taloche qu’il s’acquitte de son labeur. « Voyant la solidité de cette carling blindée, je suis rapidement passé à autre chose ; mais ce fut un plaisir fugace de participer à emmerder État et Capital » conclut-il. L’ensemble des témoins et documents confirment sa version.

Moins d’un mois plus tard le mardi 12 mars au petit matin, il est interpellé au domicile familial qui fait aussi l’objet d’une perquisition. Ordinateurs, vêtements, effets personnels, tout est passé au crible. Amené au commissariat central de la Gare-d’eau, il est interrogé par un second couteau de la « cellule de crise » alors constituée. Kevin se voit reproché ce vandalisme, ainsi que d’éventuelles violences ultérieures mais qui seront vite abandonnées. J.P. M., « enquêteur » remarqué pour ses multiples dérapages verbaux lors d’auditions, n’hésites pas à lui faire la morale en assénant notamment « qu’il n’a rien d’un protestataire mais plutôt tout d’un casseur. » Ce que ne savaient pas les protagonistes, c’est qu’ils étaient filmés par un gratte-papier local peu précautionneux.

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Une partie des manifestants, empruntant la rue de Dole peu avant l’échangeur de Châteaufarine. Le radar, à gauche de la chaussée, est alors l’objet de toutes les attentions

Les dommages collatéraux d’une sombre course au clic.

W. G., exerçant pour le compte d’une firme bancaire notoire, a capturé une partie de la scène sur son téléphone. Course au clic oblige, immédiatement il décide de la publier. Sans s’être présenté ou en avoir averti les « figurants » à un quelconque moment, ce qu’attestent Kevin et Alexandre – second compagnon d’infortune –. Lui aussi mis en cause dans les mêmes conditions, il a bien voulu répondre à quelques interrogations. Alors qu’ils apparaissent à visages découverts lors du « méfait », profils et signes distinctifs ne seront pas floutés et donc publiquement livrés. Dans un article sorti le jour même du jugement, la plateforme délétère poussera l’ignominie jusqu’à faire ses choux gras sur l’épilogue, « scoop » d’une connivence aux accents de gratitude envers les magistrats concernés.

Le papier évoquera surtout une identification réalisée grâce à la vidéosurveillance, ce qui dans ce cas précis s’avère être un mensonge éhonté. À l’aide de clichés pris à l’époque et en revenant sur le terrain, cette version ne tient pas un instant à l’examen. Le seul dispositif présent dans le secteur s’avère être celui situé au niveau du collège Voltaire ; il est à une large distance de plus de 200 mètres, inclut une orientation peu compatible avec la zone souhaitée, et nécessiterait donc que les intervenants du CSU se soient saisit de l’outil pile au bon moment. Mais, surtout, la chance des fins limiers est définitivement broyée avec une vue obstruée par la végétation dense, de nombreuses branches dégarnies à la sortie de l’hiver offrant toutefois une protection providentielle.

Une réalité que confirment Kevin et Alexandre, puisque le dossier d’instruction ne contenait initialement… que la bande prise à leur insu – encore en ligne aujourd’hui –. Devenue la seule et unique preuve de leur implication, elle sera sobrement présentée par leur interrogateur comme « un document issu de leurs rangs. » Devant cet élément flagrant l’anar’ reconnaît son rôle, et après une nuit de geôle il est envoyé au tribunal pour une comparution immédiate. Aux dégradations en réunion, il lui est ajouté un refus de prélèvement ADN. À ses côtés se tient son compère de circonstance, hagard. C’est le Procureur de la « République » en personne, Étienne Manteaux., irascible, qui dirige la charge, exhortant l’assemblée à « envoyer des signaux forts. »

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Cliché du radar automatique, après l’hommage populaire qui lui a été dédié

« Une chape de plomb qui impactera toute ma vie. »

Pour cette première et unique mention à son casier, Kevin écope d’un total de dix mois de prison avec sursis. Il est par ailleurs soumis à une mise à l’épreuve de deux années, interdit de participer à toutes manifestations durant vingt-quatre mois dans le Doubs, et se voit contraindre d’accomplir un stage de citoyenneté et de trouver un travail. Le verdict sera plus lourd pour Alexandre, auquel est adjoint un assaut survenu plus tard au sein d’une galerie marchande, contenant le bris de portes-vitrées, un jet de pétards qualifié de « violences psychologiques », et des brutalités sur une personne non-identifiée. Il prends dix-huit mois de prison dont neuf fermes en évitant le mandat de dépôt, avec globalement les mêmes exigences que son co-accusé.

Les deux hommes doivent également se présenter à une chambre civile, mandatée afin de préciser les montants à rembourser suite « aux préjudices matériels. » Deux dates sont avancées les jeudi 6 juin et jeudi 5 septembre sous l’égide de S. F., robe-noire réputée pour son déficit de sang-froid demeurée « assez calme » ces fois-ci. 27 023.18 euros de dommages et intérêts sont infligés solidairement aux deux prévenus, en plus des frais de procédures d’environ huit-cent euros. Une sanction significative, alors que la loi dite anti-casseurs n’était pas encore promulguée et donc applicable. Une issue que Kevin ressent être « un message de fermeté pour tenter de briser la synergie, et se venger des effusions considérées comme les plus subversives. »

Cette politique « de la terreur » fonctionnera à Besançon, où propagande institutionnelle acharnée, harcèlement coercitif, blessures et mutilations, représailles financières, et étouffement carcéral, produiront les effets désirés. Si le vent de révolte souffle encore aujourd’hui, les cortèges ont numériquement déclinés dés le Printemps 2020 jusqu’à passer sous la barre du millier. Kevin analyse : « les magistrats sont dans leur rôle, et il fallait augurer cette litanie d’acharnement judiciaire. Seules des peines massives et avilissantes pouvaient stopper cette hémorragie, à ce point incontrôlable et féroce qu’elle a provoqué une réelle panique des chancelleries. » L’abattement se fait sentir par ses traits et ses gestes, et bien que pudique il consent à livrer un peu de son intimité.

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Au retour nocturne, quelques frictions ont été relevées au niveau du quartier Grette-Butte

De la galère à la rue, sans rancunes.

Car pour le jeune homme, les conséquences sont allées plus loin. Au moment des faits il demeure depuis toujours chez sa maman, « une proche sur laquelle il peut compter. » Il contribue modestement à la subsistance du foyer, bénéficiant d’une allocation RSA d’environ cinq-cent euros mensuels. Mais la démonstration des uniformes à laissé des traces dans cette relation, qui se tend alors fortement. Au point d’être invité à quitter les lieux, le temps que le choc et la tension ne retombent. Kevin naviguera entre squats, bouts de trottoirs, et foyer des Glacis. Il a depuis peu « stabilisé sa situation » en retrouvant sa chambre et ses repères, mais dénonce « la chape de plomb pécuniaire qui l’impactera toute sa vie ; une somme énorme, représentant un an de SMIC. »

Il affirme ne pas entretenir de rancœurs à l’encontre du « reporter » W. G. et de son employeur, considérant froidement « qu’il n’y a rien à attendre d’eux. » Pour leur part, des médias indépendants avaient également immortalisés l’intrigue de façon presque identique ; mais ces images, tout à fait vendeuses, pouvaient forcément conduire à la poursuite et donc la condamnation des protagonistes, et n’ont ainsi pas été publiées par ailleurs. Le « professionnel » incriminé sera expulsé manu-militari au cours de l’acte 22 le samedi 13 avril 2019, « pour son œuvre » justifieront les responsables dont certains ont été inquiétés. Un temps black-listé des mobilisations « sensibles », pendant des mois ses rares figurations sont restées furtives et sous veille policière.

Un dénouement que n’accepte pas le premier concerné, refusant toute remise en question par la désignation d’une soi-disant vindicte orchestrée par des chroniqueurs malveillants. Mais une issue que Kevin juge « logique » et qu’il attribue à « sa piètre déontologie, mettant en danger les manifestants. » Et un sort dont se réjouit Alexandre, qui ne mâche pas ses mots à l’égard de « ce salopard. » Dans l’ancienne Vesuntio, l’annonce a bien sur vite fait le tour de la cité. Le jeune activiste conclut : « Je ne suis pas fier de cette histoire. Mais je n’éprouve ni honte, ni culpabilité. J’ai agis en pleine conscience et nécessité. Une force aveugle a sévit contre des gens qui ne faisaient que réclamer une vie meilleure, et la réponse, ce fut mépris, matraque, et mitard. »



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