En mars dernier il y a eu un chantier collectif comme il en arrive régulièrement ici. L’idée était de pourvoir les Tanneries d’une bibliothèque militante avec des bouquins vieux et récents, des essais, récits, analyses, fictions et puis des archives de textes, fanzines, documents sur les luttes locales et globales, à partir du stock hérité de la « bibliotek en feu ! », réserve militante itinérante lyonnaise des années 90. Nous souhaitons pouvoir développer à terme, autour de cette bibliothèque, outre un espace public et chaleureux de découverte et de consultation, diverses activités autour de la lecture, de l’écriture collective et des moments de discussions thématiques.
Les paragraphes suivants donnent des extraits d’un texte conçu à plusieurs voix à l’issue du chantier pour introduire un fanzine qui regroupe les photos et écrits réalisés pendant le chantier. On l’a jugé intéressant parce qu’il donnait une idée de l’ambiance un peu magique qui se crée dans des moments de construction collective, ainsi qu’une impression de ce que peut être, entre mille autres choses, un morceau de vie d’un espace autogéré.
Jeudi 8 mars : 5 voyageureuses venues de l’espace aterissent aux Tanneries. S leur fait la visite. Illes rencontrent aussi les autres. Accueil chaleureux. Installation dans le sleeping.
Samedi 10 mars : réunion d’ouverture dans le jardin. Définition des objectifs du chantier, partage de nos attentes et envies, programmation du travail et des activités des 10 jours qui viennent, organisation des tâches et du fonctionnement collectif… Premier jour de chantier donc, il faut prendre les marques sur le terrain : outils dans l’atelier, ordre des choses à monter… Je ne sais pas trop comment m’y prendre alors je m’associe avec S qui semble avoir tout en tête : calculs, technique et organisation.
Le soir, une partie des forces vives du chantier part à Lyon pour aider à la réouvertue de l’insoleuse, squat expulsé par surprise par la police il y a trois jours, et ramener les cartons de livres de la bibliothèk en feu. Pendant ce temps, nous allons au Toboggan pour jouer à Chapi-Chapo. Poulie. Bayrou. Asperge. Fenouil. Maison. Bob Marley. Bob Dylan...
Dimanche 11 mars : petit dej’, jogging, réu technique du matin, seconde journée de chantier.
Ciné-club au toboggan, suivi d’une réu intersquat où nous discutons stratégie de résistance et réalisation de tracts et affiches pour la semaine, ainsi que de l’organisation du « forum des sans-voix » avec la rappeuse militante Keny Arkana et sa bande.
Lundi 12 mars : on s’occupe du premier mur que l’on nomme module. Chaque module est composé de palettes assemblées, remplies de paille et fermées des deux cotés par du grillage. Les modules doivent ensuite venir se caler entre les poteaux de la structure.
Sieste dans le jardin ensoleillé et lecture- : C lit à haute voix une oeuvre iconoclaste appellée : Le berger allemand. Il s’agit d’un guide d’utilisateur du berger allemand avec des conseils pour bien élever son chien. C’est fascinant mais personne ici n’a de chien.
Atelier d’écriture sur la vie collective : On commence notre aventure d’atelier d’écriture avec la lecture d’un texte de Cometbus (magazine indépendant américain fondateur dans les années 80 de la vague des "fanzines personnels") qui fait le récit de moments glauques et glorieux de vie collective. Parler de collectif a été une envie de départ, et on pense que l’écriture est un bon moyen pour entrer en matière. C’est le début du chantier et on en est encore à se découvrir les un-e-s et les autres…
Cometbus livre ses histoires d’une manière legère et joyeuse, qu’on propose de reprendre pour avoir un point de départ. On se donne une demi-heure pour écrire et j’ai l’impression qu’on entre sans grande difficulté dans cette ambiance concentrée, dense et stimulante propre aux contextes d’écriture sous contrainte. Le moment de lecture venue, on est cependant hésitant-es.
La discussion qui suit nous mène à réfléchir à cette force spécifique de l’écriture fanzine : faire des récits de ce qu’on vit donne de la puissance… pour établir une cohérence entre des situations disparates, pour raconter des galères et défaites comme des aventures et expériences délirantes, pour poser sa vision du monde et la faire exister ainsi…
Mettre soi-même les mots sur les choses est peut-être une des réponses à la question : pourquoi on trouve l’écriture importante. Ces réflexions sont posées lors de ce premier atelier d’écriture et elles cheminent avec nous pendant le temps du chantier où il est question de construire une bibliothèque mais aussi de tenter de savoir ce qu’on y cherche. Créer des cadres d’écriture dans des ateliers est aussi refuser de se laisser imposer les mots par d’autres. On se dit que c’est pas mal comme démarche d’éducation populaire.
Mardi 13 mars : jour du débarquement de la paille tant attendue ! Il faut la sortir du camion et ce n’est pas une mince affaire parce que ça pèse 450 kg. Tou-tes réuni-es autour du camion, chacun-e fait part aux autres de son idée de la tactique à adopter pour sortir une botte. Des intuitions de toutes sortes fusent de toutes parts. C’est l’excitation générale. Après des débats et négociations, on finit par adopter la bonne vieille technique ancestrale : on accroche la botte et on tire tou-tes dessus avec une vieille corde de théâtre. C’est un beau spectacle. Le premier module est (péniblement) grillagé et rempli de paille. Chacun-e doit remplir sa colonne et je veille au grain pour qu’il n’y ait pas de trous où la paille manquerait.
Le soleil brille au jardin et on a mangé des popcorns sous des arbres en fleur en lisant d’abord Bolo’bolo (fameuse brochure de l’infokiosque qui raconte l’organisation d’une société utopique à l’échelle de la planète, basé sur de multiples communautés intersolidaires et respectueuses d’un certain nombre de bases éthiques mais complètement hétéroclites) et puis un récit sur les Black Panthers (mouvement révolutionnaire noir-américain des années 70).
Lectures de récits d’actions : comme les compte-rendus d’actions politiques se font souvent, par écrit tout au moins, à travers des récits quelque peu distanciés/journalistiques/propagandesques avec peu de place laissée au ressenti individuel, aux doutes, peurs et plaisirs, nous avons voulu proposer un moment de lecture autour de récits personnels d’actions.
Les deux textes étaient tirés du bouquin We are everywhere, un livre sur la résistance globale au capitalisme dans les dix dernières années. Les deux textes retraçaient des tranches décisives de l’histoire des mouvements d’action directe en Angleterre dans les années 90, et constituaient aussi des moments charnières dans la vie de leurs auteurs. L’un racontait une première expérience d’action pour bloquer un chantier de construction d’une autoroute. L’autre raconte, en commençant par une perte de clé de camion, les milles rebondissements du démarrage d’un plan fou d’envahissement de la même autoroute quelques années plus tard par dix milles personnes qui vont y danser et en détruire le bitume à grands coups de marteaux-piqueurs sous des marionnettes géantes.
Mercredi 14 mars : c’est déjà le printemps, je ne l’avais pas vu venir. Depuis que nous sommes à Dijon, le soleil ne nous quitte plus. Chaque matin, je me pose sur le pas de la porte, devant l’entrée de la maison, qui donne sur le boulevard de Chicago. Je ferme les yeux, je sens la chaleur sur ma peau, j’écoute les oiseaux. J’ouvre les yeux. La nature est une source d’observation inépuisable. Je regarde passer les colonnes de fourmis : elles passent dans les deux sens devant moi, sans interruption, inlassablement ; elles s’affairent, elles vont, elles viennent... chacune dans sa petite boite roulante, faisant mine de ne pas me regarder du coin de l’oeil. Au-dessus de moi flotte un immense drapeau noir. Et sur la grille, en grandes lettres, avec des A cerclés, des têtes de mort et tout et tout, y a écrit « Espace Autogéré des Tanneries ». Les longs murs d’enceinte de la zone squattée sont recouverts de fresques colorées et de graffitis revendicatifs. Impossible de passer devant sans que les Tanneries ne vous sautent à la gueule. Mais les fourmis, tous les matins, s’en vont à leur boulot sans rien voir…
P et M débarquent sur le chantier tout feux tout flamme et en moins de deux entament un module. Affairés au fond du hangar, illes construisent leur module, comme ça, sans rien dire, alors que nous on venait tout juste de finir notre premier commencé depuis trois jours ! Equipe efficace. Chapeau !
Une partie des habitant·e·s de la maison et participant·e·s au chantier se réunissent avec d’autres dijonnais·e·s pour discuter des articles et du contenu du prochain numéro de Blabla, journal indépendant et subversif d’informations locales.
Jeudi 15 mars : nous sommes allé·es en jogging et à vélo à la préfecture au petit matin pour apporter un soutien collectif à une famille de Géorgiens dont le père était menacé d’expulsion. Après un envahissement tranquille de la pref puis du bureau des étrangers, et quelques affichages clandestins d’action pro-squats sur les portes du quartier général local de l’état français et des expulsions en tout genre, nous sommes revenus à la maison en courant.
Encore un grand jour : premier mur monté sur la structure. Moment très fort pendant lequel les flashs de la presse interne nous projettent dans une lumière spectaculaire. Tout le monde reste prosterné devant ce mur magnifique qui se dresse au beau milieu du hangar au sommet duquel trône S, souriant jusqu’aux oreilles, comme d’habitude.
Le soir, nous avons discuté de nos expériences d’écriture collective, à partir du récit par A de l’élaboration du livret Caracolès, sur l’aventure d’un festival autogéré dans une banlieue de Brest.
Vendredi 16 mars : le jogging matinal nous amène cette fois sur un terrain de jeu de rêve : une pelouse artificielle rebondissante avec ses granulés de caoutchouc. Nos roulades sont interrompues par des footballeurs énervés qui se montrent peu aimables et nous chassent de leur monde. On se retrouve devant une barrière de trois mètres de haut, et pas question de faire demi-tour. Dans une action solidaire, nous gagnons le defi mais pas sans laisser quelques plumes et gouttes de sang sur le grillage…
Le chantier débute par un cabaret aux idées sur les constructions à entreprendre aujourd’hui. La scène est ouverte dans le décors du chantier qui se transforme en spectacle de Guignol. A midi, c’est Tanneries-plage, il y a un mini-palmier rapporté du jogging devant la porte, ainsi q’une planche de surf rapportée d’on ne sait où ou déposée par on ne sait qui, et la création d’une baraque à frites pour le repas de midi.
Atelier d’écriture/lecture sur Bone et le rapport à l’autorité : On voulait faire à la base une lecture croisée de deux romans américains géniaux : L’histoire de Bone de Dorothy Allison et Sous le règne de Bone de Russell Banks. Ces deux romans sortis à 3 ans d’intervalle (respectivement 92 et 95) ont pour point commun d’avoir un personnage principal enfant/adolescent nommé Bone, l’un féminin, l’autre masculin, tous deux issus de milieux déshérités, respectivement du nord et du sud des Etats-Unis. Les deux héros, dans l’un et l’autre roman, se construisent une identité singulière dans un rapport complexe d’attachement/transgression/réaction par rapport à leur milieu social et vivent des aventures qui dressent une critique politique de la société américaine. Les deux romans ont aussi pour point commun d’aborder le thème des violences et abus sexuels au sein du cercle familial.
Après la lecture, nous avons proposé que chaque personne écrive un texte sous une forme libre, sur le thème d’une expérience de rapport conflictuel à l’autorité. On avait fixé un temps d’une demi-heure, interrompu par une livraison de patates chaudes au mont d’or. Cette fois tout le monde a lu son texte. A la fin de l’atelier, nous avons fait un tour de ressenti sur la forme de l’atelier et les textes, puis nous avons lu en conclusion un chapitre entier de L’histoire de Bone, situé à la fin du livre, où elle se libère du poids de la scène originelle en dévalisant une nuit le supermarché Wollworth où elle s’était fait prendre quelques années auparavant et le livre aux déshérités de Greensville.
Samedi 17 mars : les tournées d’enduit s’enchaînent sans répit. Cependant des désaccords techniques opposent L et C, notamment sur le taux d’humidité que doit avoir la gâchée. L préfère un enduit liquide comme de la pâte à crêpe, tandis que C préfère un enduit plus gluant. Chacune procède selon la technique qu’elle connaît, ce qui se révèle être un bonne idée pour comparer les avantages et inconvénients de chaque mélange et montrer à ceux et celles qui n’ont jamais fait d’enduit qu’il ya plein de possibilités avec la chaux et que c’est expérimental.
M, nouvellemenent arrivée, nous lit une histoire du livre La maison de l’inceste d’Anaïs Nin qu’elle a trouvé en farfouinant dans les rayonnages de sa grand-mère. La langue est poétique et peu accessible, il me semble, les phrases défilent sans que je puisse m’accrocher à leur sens. Bercée par la voie de M, je m’endors quelques douces minutes. Dans la discussion après, j’apprends que le texte parlait de corps et d’amour entre femmes et d’autonomie. Je me sens bien dans ce salon, à moitié endormie, en écoutant les gens parler d’un texte qui m’a à peine effleurée.
Atelier boum et ouverture des Tanneries : Le soir pendant un concert punk de masse, nous ouvrons l’infokiosque/zone de gratuité des Tanneries. Tout d’un coup, il y a plein de monde. Cela nous sort un peu de notre bulle, le monde fermé et douillet du chantier. On devait faire une soirée chapi-chapo en parallèle dans le dôme, finalement on fait une boum dans la paille et sur la charpente jusque tard dans la nuit. Les punks de passage, des jeunes et des bien marqués par la vie, passent et se contentent pour la plupart de nous regarder danser. Dans le salon, le monde est renversé et certains créent un salon horizontal.
Dimanche 18 mars : la journée démarre tard et lentement, mais le passage du chocolat chaud à l’enduit se fait avec souplesse et légèreté ce qui me convainc finalement que c’était une bonne idée de me lever aujourd’hui encore malgré tout ce sommeil en retard et mon mal de tête.
Ciné-club sur les résistances de squat : Le dimanche c’est le ciné club au Toboggan avec la diffusion d’un film danois appelé 9 jours derrière les barricades qui retrace l’expulsion de plusieurs immeubles squattés au Danemark. Leurs occupant-es avaient réussi à résister aux assauts policiers 9 jours durant en construisant des barricades bouclant une partie de leur quartier et à créer ainsi une zone autonome temporaire à l’intérieur de la ville. Le film raconte la force tirée de cette expérience, la cohabitation plutôt solidaire mais complexe avec le voisinage pris à l’intérieur des barricades dans une zone bouclée par la police, les négociations sabordées par la municipalité, les doutes sur le fait de se retrouver à vivre uniformisés et encagoulés à plein temps ainsi que sur les possibilités de sortir gagnant d’une bataille finale qui risque à tout moment de survenir dans un rapport de force « militaire ». Le film était traduit du danois vers l’allemand, puis vers le français en direct par L.
Cela donne l’occasion d’évoquer les actions de soutien aux squats dijonnais, le toboggan et les tanneries, prévues pour la semaine suivante. Au programme : collages et infos, fête de rue et envahissement du conseil municipal, présence lors des meetings électoraux, actions lors des expulsions à venir...
Lundi 19 mars : cela avance doucement. Nos habitudes nous sont devenues chères, les longs petits déjeuners, le jogging joyeux, les réunions logistiques, les repas et les lectures nous occupent déjà bien. On commence Dernières cartouches de Cesare Battisti (militant autonome des années 70 en Italie qui raconte ici sa vie clandestine, et qui s’est malheureusement fait arrêter au Brésil la veille.)
L’équipe infernale de P et M reviennent à nouveau pour nous sauver : à peine arrivé-es, illes ont déjà les mains dans l’enduit ! À partir de là, pendant que les autres n’arrivent pas à s’y mettre, l’enduit monte à une allure fulgurante...
En arrêtant au dernier moment l’ordi qui fait comme par hasard raisonner un rap de Keny Arkana dans tout le hangar du 17, S nous sauve du ridicule. 10 secondes après la maison se remplit, Keny arkana et la bande de Marseillais de l’Appel aux sans-voix arrivent à douze. On est une bonne trentaine dans la maison… On se sent un peu bousculé et on reste scotché sur le canapé du salon en buvant du thé bien noir.
N’empêche, c’était censé être notre dernière journée de chantier et encore quatre murs attendent d’être enduits. Quand on s’y met à 20 heures, on est decidés, et conscients que ça nous prendra la nuit. Les Tanneries se sont transformées en une vraie fourmillière, où chaque fourmi est bercée par les lectures de L et de M, trop fatigués pour mettre les mains dans l’enduit. La nuit est de terre, de sable, de chaux, et être à fond nous empêche de sentir la fatigue. Déterminées à finir malgré tout, une sueur froide parcourt soudainement les troupes quand on s’aperçoit qu’on a entamé le dernier sac de chaux et qu’il nous reste un module et demi à enduire (surtout L qui veut que tout soit fini tout de suite). La consigne générale est donnée partout à travers le hangar : application d’une couche fine ! Résultat : il nous reste un grande brouette d’enduit. Quand à 5 heures du matin, le dernier mur est fini, il ne reste plus qu’à boire du chocolat chaud au salon en échangeant des sourires d’aube et de satisfaction.
Mardi 20 mars : atelier d’écriture matinal « cyborgs et chantier » : Nous voulions trouver une forme d’atelier qui fasse fusionner plusieurs envies quelques peu contradictoires en apparence : dépasser l’écriture individuelle, explorer des possibilités de récit fictionnel, raconter ce qui s’était passé durant le chantier. Nous avons donc concocté une mixture hybride avec tout cela et écrit des textes poétiques et décalés en binômes.
Puis c’est le rangement collectif de la paille qui s’est immiscé dans tous les plus infimes recoins des espaces d’activités. De nouvelles aventures commencent avec tout d’abord la rencontre avec les marseillais des Sans-voix, puis l’annonce du projet de pôle médical privé qui pourrait venir mettre fin aux Tanneries. Mais le coeur consolidé par de longues journées d’enduits, nous défendrons la bibliothèque livre par livre et brin de paille par brin de paille… parce qu’on a la rage.
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