Le matin du 6 mars 2021, nous sommes survolté·e·s. Après la première manifestation féministe nocturne de l’année dernière, nous revoilà en mixité choisie, mais en plein jour et en plein centre ville ! Grand soleil, dernières décorations en préparation, piles dans le mégaphone, drap peint, nous sommes prêt·e·s et VNR.
Et puis quelqu’un essaie de gâcher la fête. La préfecture interdit notre marche féministe du 8 mars sur des dizaines de rues et places...en somme dans tout le centre ville. Et pour bien faire comprendre qui fait la loi comme il l’entend, une dizaine de camions de CRS nous attendent patiemment au lieu de rendez-vous, avec deux heures d’avance.
Se rassembler place du Bareuzai comme annoncé en allant à l’encontre de l’arrêté préfectoral soigneusement rédigé deux jours avant ? Décaler le lieu de rendez-vous ? On discute entre collectifs féministes et on se réorganise.
Mais que craignaient ces forces de l’ordre massivement déployées ? On ne saura pas vraiment, même si on a quelques idées. Histoire de se trouver une utilité, ils fouillent quelques sacs, laissent la banderole tranquille, mais chouinent sur une belle pancarte.
Le nouveau rendez-vous est sur la place du théâtre, un rassemblement joyeux s’y constitue : sous le soleil éclatant, les discussions vont bon train tandis que les musicien·ne·s chauffent leurs instruments et que les pancartes de toutes couleurs commencent à fleurir.
Les flics, postés et immobiles place du Bareuzai, escortent un petit groupe qui rejoignait la place du théâtre. Une touchante attention. Un drap suspendu aux grilles de la mairie ou une manif qui s’infiltrerait au cœur du cœur de la ville, la mairie, ça ferait mauvais genre.
La banderole de tête (cette même banderole tant convoitée par les petits fachos anti-PMA) « Mon corps, Mes choix, Nos luttes » est dressée, les mégaphones et les pancartes brandies, et les percus lancent le départ après une lecture de texte.
Bruyant·e·s, nous l’étions : crier, taper, scander notre joie et notre colère. Ensemble, chacun·e avec sa voix, une vraie déferlante féministe envahit les rues !
Le cortège avance doucement, les voitures s’arrêtent pour nous laisser passer. On les gêne, mais c’est ce que l’on cherche à faire : faire du bruit, gêner, déranger dans les habitudes, éveiller des questionnements, remuer les consciences individuelles et collectives... On est là, on sera entendu·e·s et on laissera des traces pour marquer l’importance des luttes féministes à l’occasion de la journée internationale du 8 mars. Les colleur·euses s’attaquent aux murs.
Les murs. Toute une symbolique. Le patriarcat est précisément une prison, avec des murs insurmontables. Nous y sommes enfermé·e·s, sans liberté. Emmuré.e.s, dos au mur... mais aussi face à lui, déterminé·e·s. Le mur qui nous enferme est aussi le mur qui nous réunit, le mur vide et froid devient le support où nous affichons nos joies, nos cris, nos colères. Nombreux·euses au pied des murs de l’hétérocis patriarcat, nous voilà aussi nombreux.euses pour y mettre le feu et danser sur les braises. Fini l’escalade pour quelques un·e·s qui ont le bon genre ou la bonne tronche : tout doit tomber, et nous danserons toustes ensemble. En attendant, les colleur·euse·s laissent de belles empreintes de nos rages sur les murs que nous croisons.
Arrivé·e·s sur la place du 30 octobre, pause poétique au milieu des jonquilles. Deux poèmes de l’autrice Lisette Lombé sont criés au mégaphone tandis que la banderole reste dressée face au soleil.
De là où je parle, de là où je suis, je sens.
Je n’ai pas besoin d’ouvrir les yeux, je n’ai pas besoin de porter le front à l’horizon.
Sous mes paupières, je sens.
Je sens l’odeur tenace de la javel sur les paumes de celles qui n’ont pu débarquer dans ce cortège, aujourd’hui, qu’à condition d’avoir bien fait blinquer la baraque et bien préparé le repas de leur gaillard.
Je sens la goutte de transpiration qui roule sous l’aisselle de celles qui ne possédaient pas de vélo, et qui, comme on esquive un resto entre amies lorsqu’on est fauchée, ont bien failli ne pas oser se pointer sur cette place aujourd’hui.
Je sens l’épine du calcul de celles qui doivent se compter et se recompter pour pouvoir exister dans cette masse – basanées, voilées, handicapées, sans-papiers, putes, tox, trans, gouines – toutes celles dont on défend les droits sans jamais entendre le timbre de leurs voix.
Je sens le jasmin du thé siroté par les boycotteuses, celles qui en ont eu ras le cul de sempiternellement devoir jouer aux invitées surprises et qui trinquent en coulisses du joli after movie.
Je sens des radicalités qui se frottent, s’affrontent et parfois, même, qui se décausent et se débectent autour d’une robe noire à paillettes.
Je sens la solitude des féministes fiancées, le célibat, les miettes de sexe, les miettes d’amour, le fossé, les ronces dans le fossé.
Je sens la fatigue des bénévoles et des travailleuses pressées comme des citrons à peu de frais et qui portent des slogans autour du cou comme des Sisyphe ou des mulets. Celles qui rechargent leurs batteries de sens aux dates symboliques pour tenir le reste de l’année académique, celles à une étincelle du cramage intégral et à qui on peut déjà dire au revoir, là, cette après-midi.
Je sens l’hôpital, l’hôpital qui se fout de la charité et de la solidarité,
je sens le couloir d’hôpital, je sens l’éther dans le couloir d’hôpital,
l’éther frotte avec frénésie sur la peau de nos différences,
l’éther frotte pour anesthésier,
le temps d’une Cycloparade,
nos petites et nos profondes divergences.
Tout ça, d’où je parle, d’où je suis, sous mes paupières, je le sens.
Mais si j’ouvrais les yeux, si je portais le front à l’horizon, je pourrais voir, devant moi, ce magnifique peuple de guerrières.
Et je ne m’excuserais pas du mot « guerrières » car c’est exactement ce que je verrais.
Des casques, des scaphandres, de la limaille, des cuirasses, des cuissardes, de la riposte en ordre de bataille, des sabres, des kamikazes, des commandos et des épaulettes en ferrailles précieuses.
Voilà ce que je verrais : un majestueux animal collectif !
Un gigantesque poisson aux écailles métalliques avec chaque écaille-femme, chaque écaille-fille, chaque écaille-mère armée à sa manière pour riposter contre la violence du système.
Et c’est le même système qui te demande d’être violée sans faire de vagues, le même système qui te demande de te serrer la ceinture sans faire tout un ramdam autour de ta précarité, le même système qui te demande de gerber, de vieillir, de crever sans salir la moquette, le même système qui te débaptise un tunnel Léopold II par-ci et rebaptise une place Lumumba par-là pour que tu fermes un peu ta gueule et c’est le même système qui s’accommode parfaitement des centres fermés, des jungles, des bidonvilles sous le périph et des enfants qui grelottent dans la boue et des hommes nus à ses frontières.
Alors, oui, d’accord, on écrit de beaux poèmes pour le 8 mars mais so what ?
Oui, oui d’accord, on se casse !
Mais pour aller où ?
Après la poésie, tout le reste, pêle-mêle, lu par des membres des collectifs féministes organisateurs de la marche.
"Merde aux fleurs, merde à l’entrepreneuriat teinté de maternalisme ignoble, merde à l’infantilisation perpétuée, aux dirigeants insensibles, merde à ce pink washing capitaliste qui dépolitise et rend le féminisme inoffensif ! Le 8 mars n’a pas pour vocation de donner meilleure conscience aux hommes cis blancs hétéro. Il a vocation à rappeler que les luttes féministes et queer sont par essence des luttes révolutionnaires !
[...]
Malgré les beaux discours, et même si Macron nous fera sûrement un petit discours pseudo féministe pour le 8 mars, nous ne sommes pas dupes, et connaissons notre force : la lutte féministe internationale est une épine dans le pied des gouvernements qui dissolvent les idées féministes dans le ragoût néolibéral.
En France, on la voit la réaction de peur et de riposte après les mouvements #metoo et #balancetonporc et la montée en puissance du féminisme depuis 2019. En revendiquant la liberté d’importuner et en brandissant la présomption d’innocence à tour de bras, ils essaient de nous faire croire qu’on exagère. Ils essaient de nous montrer qu’ils sont plus puissants en nommant Darmanin le violeur, ministre. Laissez nous rigoler. Un tsunami, ça ne s’arrête pas. Plus que jamais, comme le chantent nos soeurs chiliennes : l’État oppresseur est un macho violeur !
[...]
Malgré tout ça, nous sommes plein.e.s d’espoir.
C’est bien en 2020 que les Argentines ont arraché leur droit à l’avortement. Après les immenses « marées vertes » en 2019, la mobilisation ne s’est jamais relâchée en 2020 malgré la pandémie. Créatives, joyeuses et plus déterminées que jamais, les féministes ont multiplié les rassemblements locaux, les conférences à distance, les fresques murales, les chansons, les mots d’ordre et les messages de solidarité venus de toute l’Amérique latine. Après tant de lutte, elles ont réussi à arracher l’IVG au Sénat. ES LEY, c’est la loi !
Ne nous croyons pas si impuissant·e·s face au pouvoir en place. S’il tente de nous museler, c’est qu’il a peur que nous parlions. S’il souhaite que nous restions chez nous, isolé·e·s, c’est qu’il craint nos unions potentielles. S’il limite notre droit de manifester, c’est qu’il craint la propagation de cet espoir. Profitons-en pour la construire, notre révolution !
Nous n’avons jamais autant besoin de luttes et de perspectives révolutionnaires et utopiques, qu’au moment où la répression et les attaques sont aussi fortes. Nous devons sortir de la fatalité, imaginer des luttes différentes, et sortir des pensées raisonnables."
Il faut repartir, nous sommes attendu·e·s ailleurs. Une chorale se monte, reprenant le petit refrain entraînant "à bas l’état policier", et les percussions reprennent en fin de cortège. Nous rejoignons bruyamment la Manifestive sur la place de la République, qui n’attend plus que nous pour démarrer et revenir dans les rues que nous avons déjà réveillées. Cette fois-ci les petits fachos qui nous pistaient depuis une heure ne nous suivent pas.
Nous retrouvons le char féministe de la Manifestive préparée spécialement pour l’occasion. Meilleur playlist, meilleur·e·s mixeur·euse·s, nous nous déchaînons contre les basses.
Ce samedi, la rue était à la lutte féministe et à la lutte pour la liberté de vivre, de faire la fête, de manifester sans entrave ou répression.
Collectif 25 Novembre
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