Je suis une électrice perplexe.
J’ai voté pour Mélenchon le 10 avril et je m’abstiendrai dimanche 24.
Depuis le 11, les médias dans leur ensemble, sauf exceptions, tentent de me convaincre de faire autrement. Plus l’échéance approche, plus les unes favorisent le gros plan patibulaire. Le Pen se métamorphose en bouledogue pendant que Macron lui, est photographié comme un lévrier de concours, prêt à la course. Les articles ne sont pas en reste. Alors qu’avant le premier tour, les journalistes, conscients de leurs missions, déroulaient les programmes de chaque candidat sans prendre parti par souci d’objectivité (5 mns pour Hitler, 5 mns pour les juifs), les mêmes aujourd’hui, trempent leurs plumes dans le vitriol (mieux vaut tard que jamais) et entendent sauver la démocratie française. À la lecture des articles, on ne sait s’il s’agit de politique ou de morale mais on sait au moins que Le Pen incarne le mal absolu et Macron le moindre mal.
Soit.
Marine Le Pen est fasciste. Elle peut gagner le second tour, les abstentionnistes jouent avec le feu et hypocritement espèrent qu’il y aura assez de « vrais-démocrates-conscients-des-enjeux » pour se sacrifier. Ils affirmeront ensuite, les salauds, qu’ils ne se sont pas compromis.
Tout argumentaire de ce type qui entend faire rentrer le monde dans une bouteille est inopérant.
Je n’irai pas voter car j’en suis incapable ce qui ne signifie pas que je ne fais pas la différence entre les deux candidats. Je fais un choix raisonné, en connaissance de cause. Le premier quinquennat s’achève. J’ai encore les odeurs de lacrymogènes dans le nez, les images de mutilation en tête, Castaner puis Darmanin en mémoire. L’éducation nationale hachée menu, les gens modestes humiliés, les préfets déjà d’extrême-droite, m’interdisent de faire le geste de mettre un bulletin dans l’urne pour dire à Macron « Continuez ainsi, finissez le travail, achevez-nous ! »
Pourquoi le taire, je regarde aussi les sondages. 56/44, je ne comprends pas pourquoi avec un écart stable de 12 points depuis plusieurs jours, je lis dans la presse que nous sommes à la veille de basculer dans le fascisme. Il semblerait donc qu’avant le premier tour, les sondages, même avec les réserves d’usage, sont fiables mais pas avant le second tour. Le spectre de 2002 sûrement, le traumatisme censé tout expliquer, tout contenir, tout justifier y compris un vote impensable
Je ne plaide pas pour l’abstention, surtout pas. Être prosélyte, en l’occurrence, n’est pas ma préoccupation et me semble difficile. Je refuse juste, à titre personnel, de monter dans le manège. Macron s’adresse aux abstentionnistes avec morgue et, une fois de trop, fait offense à l’intelligence : « On ne peut pas être dans une société où dès que ce n’est pas exactement ce que je veux, ça devient n’importe quoi. La vie dans la société, c’est le fruit de compromis. Si ce n’est pas exactement comme je veux, que je ne participe plus, on ne peut plus vivre ensemble."
Comment une telle déclaration est-elle encore possible ? Macron peut-il espérer rallier les électeurs récalcitrants avec des propos aussi infantilisants ? Il ose utiliser l’expression « le fruit de compromis », lui qui a usé de la force policière contre les gilets jaunes, lui qui se vante de ne jamais céder à la rue ? Et pendant ce temps-là, les manifestations contre Marine Le Pen se multiplient, les pancartes rivalisent d’esprit, de dessins spirituels et à aucun moment, il n’est question de l’électorat qui vote en faveur d’un programme fasciste. Presque un tiers qui, si l’on persiste à le mépriser, pourrait devenir plus de la moitié en 2027.
Je refuse d’ironiser sur les culs-terreux qui n’ont jamais vu un noir de leur vie et pourtant votent contre l’immigration. J’habite dans un village qui a voté en faveur du rassemblement national au premier tour et les culs-terreux en question sont mes voisins que je croise chaque matin à la boulangerie. On se dit bonjour, on échange quelques mots. Suis-je dans le déni, incapable de percevoir le monstre derrière l’homme ordinaire ? Banalité du mal ? Ces visages mal réveillés veulent-ils ma mort ?
Je fais un gros effort et j’imagine que je suis une électrice du Rassemblement National. Il ne se passe pas un jour sans que l’on me répète que ma candidate, qui parle du pouvoir d’achat et de la difficulté à vivre avec moins de 1000 euros mensuels, est une bête fasciste qui s’apprête à écraser les français sous sa botte. Je me sens attaquée, montrée du doigt, caricaturée et je deviens vindicative, mauvaise. Qui sont tous ces gens qui m’ignorent et qui prétendent pourtant que je leur fais courir un danger ?
Les tranchées se creusent, le tir est nourri.
À continuer ainsi, avec la certitude d’être dans le bon camp et d’avoir au-dessus de sa tête les bons slogans sans avoir à mouiller sa chemise dans le monde réel, on construit les conditions d’arrivée au pouvoir du Rassemblement National. Je me souviens du mépris des classes bourgeoises à l’encontre des gilets jaunes soupçonnés d’être tous des populistes complotistes, bas de plafond. La débine sociale ne fait pas recette et on peine à se dire qu’il faut d’urgence parler aux gens, à tous les gens pour les convaincre de l’impasse tragique que représente le Rassemblement National.
Quoi ? Tendre la main à un facho ?
En fait, non.
Le pourcentage de vrais fascistes sur les 25% qui ont voté Le Pen est inférieur à celui des femmes et des hommes qui choisissent la candidate soi-disant "anti-système" que la cinquième république n’a pas encore essayé, celle qui recycle avec cynisme, aidée par des communicants aguerris, les arguments de gauche. A tort, Le Pen est perçue comme la championne des classes sociales défavorisées, elle qui pourtant, d’après une récente enquête de Mediapart, aurait détourné 140 000 euros d’argent public au parlement européen entre 2004 et 2017. Elle, la championne du fric puant, de la discrimination institutionnalisée, se fait passer pour la Robin des Bois des Laborieux.
Je décide donc d’arrêter de me boucher le nez et me dis que mes pancartes colorées ne suffiront pas à arrêter la Gorgone.
Pourquoi, par exemple, ne pas organiser, après les élections, une AG de village sans demander l’aval de la mairie où la parole de tou-te-s circulera et empêchera l’AVC social. Mon voisin ne sait pas ce que c’est d’être noir et de traverser la mer pour éviter de crever sur sa terre natale inhospitalière ? Aucun problème. J’ai suffisamment d’élèves sans papiers qui voudront bien témoigner de leurs parcours, prêts à venir lui parler. Je veux me retrousser les manches, descendre de mon promontoire bourgeois, éduqué, cultivé et je refuse de penser que l’intelligence collective est morte, qu’elle n’existe plus, laminée depuis des décennies par la bêtise à front de taureau.
Voilà où j’en suis à quelques jours d’un 2e tour qui d’ores et déjà s’annonce mal vu les deux finalistes.
Pas résignée pour la suite, dans l’incapacité physique de voter pour Emmanuel Macron le menteur dont la parole écœurante de démagogie et de fausseté abîme les oreilles, disposée à remettre en question ma façon de faire.
Le 25 avril au matin, l’avenir commence et il sera rude. Sans Le Pen et avec un Macron qui ne sera pas élu avec 66% des voix comme en 2017.
Un lien intéressant pour poursuivre la réflexion :
J’avais écrit le texte qui suit en 2017 entre les deux tours. Je n’avais pas voté au second tour et j’étais en colère car je me faisais traiter de suppôt de Le Pen par des gens bien sous tous rapports. La répétition d’un mécanisme tous les cinq ans ne prouve qu’une chose, son absurdité dangereuse.
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